living network (embedded artist)

in ++Artist Network Theory Magazine,++ issue 1 / issue 2, november 2020

graphic design by Salome Schmuki

first edition of text published on SAA2020

Je ne considère pas que l’activité artistique consiste en la production d’oeuvres d’art en tant que telles. Créer des oeuvres d’art, c’est l’activité d’échange ; (...) Les noms plus ou moins lointains, les musées même seront oubliés ; ça n’existera plus, je pense. Mais ce sera incorporé. Ce que j’appelle « built-in », versus « built-upon ». Un musée, c’est une activité, c’est « built-upon » l’oeuvre d’art. « Built-in », c’est le changement intérieur.

Robert Filliou

En janvier 2020, j’écrivais : Sans crises, pas d’innovations sociales. En mars 2020, j’écrivais : En crise, à suivre. En été 2020, la perception du temps s’est tellement transformée que je ne compte plus en mois et je ne compte plus les crises. Les failles sont béantes. Le monde se réveille à la réalité de l’interdépendance des problèmes.

Comment s’arrimer ?

Éviter les crises à tout prix, c’est ignorer leur force d’action. C’est aussi ignorer la force d’action des artistes, que les capitaux investis en Suisse ne sauraient et/ou ne voudraient soutenir.

En effet, ce n’est qu’en période de crise que se révèle toute l’infrastructure invisible sur laquelle repose notre économie et à laquelle les artistes, aux côtés d’autres travailleurs précaires, prennent une part non négligeable.

Ce dont les artistes ont besoin avant tout, c’est du réseau, d’un réseau qui va au-delà des frontières. Or ce réseau ne correspond en rien à ce qui est désigné usuellement par l’expression de networking, qui est un phénomène de reproduction sociale. Il s’agirait plutôt de ce que Robert Filliou, cité plus haut, appelle l’activité d’échange : le built-in plutôt que le built-upon, soit encore le changement intérieur. Il parle donc de mouvement, de transfert et de transformation.

Le système suisse de soutien, aussi exemplaire soit-il, dont l’un des acteurs majeurs est l’Office fédéral de la culture, représenté par le Swiss Art Awards, est dépassé et somme toute dommageable, car il ne tient pas compte des changements dans la manière de pratiquer l’art en réseau, qui n’a rien à voir avec les régimes de visibilité et de monstration, qui sont fondés sur la compétition. La suspension de l’exposition des SAA 2020 et de son jury constitue à cet égard une chance inouïe de repenser son modèle, ses catégories, son attache à Art Basel, son format.

L’idée que je défends est celle de l’artiste embarqué, qui existe en assemblages, et pas celle héritée de la figure mythique de l’artiste génial.

J’emprunte cette notion embarqué au champ de l’anthropologie (qui la tient elle-même du journalisme), en suivant plusieurs courants de pensée qui ont fait leur chemin dans les sciences, mais pas encore dans l’art qui reste toujours attaché à une tradition bourgeoise, malgré des tentatives répétées de renverser ce régime esthétique et sémantique.

Il nous faut un nouveau système d’orientation qui n’est pas antinomique à la pratique, une théorie précisément, en même temps qu’un mouvement de transformation des représentations. Comme les initiatives Wages For Wages Against, Garage, Art en Grève, et bien d’autres, je pense qu’il est temps de se référer aux modes d’existence réels et non pas fantasmés des artistes, c’est-à-dire aux conditions matérielles inséparables de leur activité, en passant notamment par la prise en compte de leurs nombreux et divers jobs alimentaires.

Je m’explique : on ne cesse pas d’être artiste quand on est mère-père, serveu·r·se, traduct·eur·rice, étudiant·e, gardien·ne, technicien·ne, assistant·e, monteu·r·se, secrétaire, administrat·eur·rice. Sa culture, on continue de la produire où que l’on se trouve. On la porte avec soi, on la transmet, on agit sur le réel, on opère des traversées, en passeu.rs.ses. C’est ce travail-là dans la pratique artistique qu’il faut mettre en lumière.

Il ne suffit donc pas de savoir que l’art est une activité jusqu’à présent non rémunérée participant de l'économie informelle et qu’elle passe donc par un travail alimentaire. Il ne suffit pas de demander à toutes les institutions de l’art de remédier à ce fait en payant le travail des artistes, même s’il est nécessaire d’en passer par là. Il faut aussi aller voir ce que les artistes font au travail et ce qui se passe conséquemment dans l’art. Car en maintenant séparés, ce qui se vit et ce qui s’expose, on a à faire à un réseau mort, une simulation, et on ne peut pas légitimement dire que cet art sert les artistes ou quelque « intérêt général ». Je reprends là un concept de Debord qui est la critique de la séparation.

Si l’objectif déclaré des politiques est de sauver l'art et la culture comme nous l’avons entendu à maintes reprises pendant le confinement, il faudrait honnêtement qu’elles se mettent à la page et qu’elles up-datent leur système de référence, car nous avons au moins 40 ans de retard !

L’agencement : Deleuze et Guattari, Mille Plateaux; Gell, Art and Agency. Callon et Latour, Actor Network Theory_et_les_discours.). Tim Ingold, Faire. Anthropologie, Archéologie, Art, Architecture.

Si, comme je le pense, les politiques sont au fait de ces changements de pratiques de l’art en réseau, qu’elles nomment les choses.

Toute l’économie de l’Europe occidentale penche dangereusement vers des stratégies d’exploitation du patrimoine et de l’héritage, auxquelles les artistes sont intimement liés. La Suisse est précurseur en la matière, en tant qu’économie de service à forte identité corporative. Les montres, les banques, le tourisme, les écoles internationales, etc. Laisser le marché de l’art, qui est orienté expressément vers ses propres intérêts (capter l’attention et les faveurs des plus riches), dicter l’échelle des valeurs est un non sens quand on sait ce que l’art rapporte bien au-delà des structures de ce marché.

À ce système, j’oppose :

L’artiste est embarqué, comme le sociologue embarqué enquête sur les systèmes informatiques en intégrant l’infrastructure enquêtée en tant que preneur de note, secrétaire ou conseiller. L’artiste lui aussi a ses terrains, et l’économie de l'enrichissement est au fait de sa valeur puisque toutes les industries afférentes en profitent.

En conséquence, il me semble nécessaire de défendre le parti pris suivant : il faut soigner ses attachements.

La question qu’il faut valoriser est :

Comment sommes-nous reliés les uns aux autres, plutôt que comment nous distinguons-nous ?

Je propose 3 vues différentes afin de réactualiser nos systèmes :

  1. Par exemple, suivre l’innovation structurelle dont font preuve ces deux institutions expérimentales en matière d’organisation, fondées sur le réseau vivant : Netwerk Aalst et l'Ecole de Recherche Graphique.

  2. Prendre connaissance de ce diagramme de Gerhard Dirmoser pour élargir la compréhension du champ d’action de l’art : http://gerhard_dirmoser.public1.linz.at/A0/Perform_Basis06_A0_en_last.pdf

  3. Enfin, voici deux projets collectifs dans la continuité des réflexions explicitées plus haut :

Artist Network Theory Magazine, un magazine pour une théorie de l’artiste réseau, avec les contributions de Sanna Helena Berger, Costanza Candeloro, Noémie Degen & Simon Jaton, Anna-Livia Marchionni, Guillaume Maraud, Deborah Müller, Benjamin Mengistu Navet, Alan N. Shapiro, Salome Schmuki, Fabrice Schneider, Elisa Storelli, Eva Zornio.

https://vorstellen.network/, une plate-forme d’échange entre artistes, en cours de développement et opérationnelle pour 2021, d’après une idée d’Elisa Storelli, Philipp Klein et Axelle Stiefel.