15.07.2021
Review in Le Courrier
Author: Samuel Schellenberg
Interviewee : Lucie Kolb
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2. Matière numérique fédératrice
«Toute œuvre qui affiche une certaine complexité est le fruit d’une collaboration», souligne par écran interposé Felix Stalder, à la tête du projet de recherche «Creating Commons» à l’Université des arts de Zurich
(ZHdK)
«Plus personne ne peut travailler seul·e, aussi parce que l’art est de plus en plus transdisciplinaire, reçoit des imputs de spécialistes issus d’innombrables domaines.»
Davantage qu’aux collaborations les plus classiques, par exemple autour d’un·e artiste central·e entouré·e de nombreuses figures anonymes – et dont l’un des archétype est l’Islando-Danois Olafur Eliasson –, «Creating Commons» s’est intéressé à la mise en commun de ressources digitales comme facteur de collaborations, note Felix Stalder. Apparue dès la fin du siècle dernier, loin de s’essouffler, cette manière de procéder se perpétue grâce à une multiplication de ces archives rassemblées par des artistes.
«Tous les projets que nous avons examiné voient ce matériel brut comme une matière première permettant de produire des récits multiples, qui se chevauchent et se concurrencent», explique Felix Stalder. Il mentionne l’exemple de www.monoskop.org , initié par l’artiste Dušan Barok établi à Bratislava, avec la volonté de sortir des récits dominants de l’histoire culturelle écrite à l’Ouest sur l’Europe de l’Est. «L’œuvre d’art est à la fois le produit final d’un·e artiste tout en étant de la matière brute pour le travail suivant», aucunement «gelée dans le temps» comme peuvent l’être des pièces plus classiques, par exemple lorsqu’elles entrent au musée. «Alors que nous vivons dans une période de trop-plein d’informations, le rôle de l’artiste est d’organiser cette matière et de fournir un contexte pour donner un nouveau sens.»
La chercheuse, critique et autrice Lucie Kolb, dont le doctorat portait sur les «stratégies journalistiques artistiques depuis 1960», mentionne la plateforme collaborative numérique vorstellen.network. Créée en pleine pandémie par Axelle Stiefel, Elisa Storelli – les deux sont basées à Genève – et Philipp Klein, sur un mode peer-to-peer, elle a répondu au besoin de nouveaux sites pour l’art et la communication.
«La plateforme permet à ses utilisateurs·trices de poster images, textes ou vidéos. Elle les invite à échanger leurs processus, à créer des ouvertures dans leurs œuvres et à inspirer d’autres personnes dans leurs processus artistiques, rendant ainsi évidente la façon dont nous pensons les un·es avec les autres et construisant de nouvelles relations entre artistes.»
3. Pour dépasser l’institutionnel
Plus généralement, Lucie Kolb observe que si de nouvelles manières de travailler ou créer ensemble émergent, c’est notamment pour cause de «crise des institutions publiques, constatée depuis un moment déjà». Ces lieux n’étaient pas préparés à «faire face à la remise en question intersectionnelle et décoloniale de leurs principes, de leurs cadres et de leurs modes de collaboration». Aussi ont-ils eu de la peine à accueillir des pratiques artistiques qui ne sont pas seulement collaboratives mais aussi transversales et transdisciplinaires. «Dans ce contexte, de nouveaux modèles institutionnels ont émergé et revitalisent les notions de réseau peer-to-peer, d’intimité, d’hyper-localité et de codes de conduite partagés.»
Lucie Kolb cite l’exemple de La Dépendance, «projet artistique de Jan van Oordt qui invite d’autres artistes pour des résidences dans une annexe de sa maison à Saint-Imier, dans le Jura bernois. Ces séjours sont ensuite le point de départ de formats collaboratifs tels que des festivals, des projections et des expositions.» On peut également pointer Utopiana, à Genève, créé par Anna Barseghian et Stefan Kristensen. Lieu de résidence pour artistes autant que plateforme transdisciplinaire, le rapport à l’art et au vivant y est interrogé par le biais de rencontres, conférences, ateliers mais aussi de projets jardiniers.
Dans un autre registre, Lucie Kolb évoque le cas de «Black Artists and Cultural Workers in Switzerland». Apparu au printemps 2020, l’entité rassemble plus de soixante «travailleur·x·euses noir·x·es de l’art et de la culture de toute la Suisse» autour d’une lettre ouverte adressée à de nombreux musées ou espaces d’arts helvétiques – l’enjeu est la mise en place de pratiques antiracistes. Sans être une démarche artistique partagée à proprement parler, l’action n’en a pas moins «alimenté les pratiques artistiques collaboratives de plusieurs personnes impliquées», observe Lucie Kolb.
Idem pour un projet comme Wages for Wages Against, initié par l’artiste Ramaya Tegene en faveur des honoraires d’artistes en Suisse, avec ses «collaborations politisées qui utilisent les canaux de distribution des arts tout en intervenant sur ceux-ci. La librairie La Dispersion, à Genève, est un exemple de site où de telles pratiques se matérialisent. Ces initiatives me rappellent les groupes politico-artistiques des années 1960 et 1990, les - librairies telles que b_books à Berlin, qui peuvent être comprises comme la matérialisation d’un monde de l’art différent.»